Adapté d’un e-mail à une amie parisienne
Drôle d’expo au British Museum : Shunga: Sex and Pleasure in Japanese Art. Des murs, des salles couvertes de tableaux et de gravures explicites si pas vraiment érotiques. Comme dans toutes les expositions, les visiteurs passent lentement et assez silencieusement de l’image « a » (des Japonais en train de baiser) à l’image « b » (des Japonais en train de baiser), etc. Les bites sont énormes. (Bonne citation sur un des pilliers : « The old masters . . . depict the size of ‘the thing’ far too large . . . If it were depicted the actual size there would be nothing of interest. For that reason, don’t we say ‘art is fantasy.’ » Tachibana no Narisue, Things Written and Heard in Ancient and Modern Times, 1254.[*])
L’éclairage étant faible (sans doute pour préserver les œuvres), les visiteurs devaient se concentrer encore plus que d’habitude pour voir l’essentiel – pour autant qu’ils arrivent à trouver un essentiel. Suivant ses goûts, chacun et chacune hésitait entre les organes sexuels, les positions, les sous-vêtements, les expressions, les couleurs, les techniques des artistes, les légendes. De quoi faire un sketch comique ! Ou bien un essai sur nos rapports avec l’art et les expositions plus généralement.
A un moment donné je me suis assis sur un banc pour regarder les visiteurs en me disant que l’essentiel, c’était eux – c’était nous – et non les œuvres. Mais les visages impassibles ne m’ont rien donné, à part leur impassibilité. Pas le moindre gloussement, le moindre petit rire nerveux. Pas le moindre « Viens vite voir celle-ci ! » Sans parler des souvenirs chuchotés et des propositions pour plus tard, une fois revenus à l’hôtel, que j’aurais soigneusement écoutés.
D’après les explications des conservateurs, parmi d’autres usages, y compris la satire, les œuvres Shunga étaient offertes aux jeunes Japonaises de l’époque (1600-1900) quand elles se mariaient. Elles servaient de manuels, pour montrer aux nouvelles épouses comment se comporter avec un homme. Et sans être trop choquées par la taille réelle du sexe de leur mari.
Ou bien étaient-elles censées le sentir deux ou trois fois plus grand qu’il n’était en réalité ? Ou apprendre que l’idéal, l’illusion, était censé prendre la place du réel, et dans leur lit et dans leur vie en général ? Et ce même dans leurs rapports avec les autres femmes, que ceux-ci soient très intimes ou pas du tout. (Nous approchons un rôle fondamental de l’art et des musées : la présentation – ou bien l’imposition, la vente – d’idéaux.)
J’ai commencé à voir plus clair. Evidemment ces jeunes Japonaises, comme leurs jeunes partenaires masculins, et comme les jeunes de notre temps, avaient hâte de savoir non seulement ce qui allait se passer au lit, mais aussi les positions qu’il fallait adopter et surtout les sentiments qu’il fallait montrer et ressentir. Le désir-agressivité masculin, le plaisir féminin d’être désirée et prise par le mâle ? L’extase ? La tendresse ? Le bouleversement ? Une faim insatiable ? Un amour insondable ? La peur du gibier attrapé ou l’appel pitoyable et séduisant d’une victime, ou d’un chasseur qui se décharge sans l’espoir de jamais atteindre son vrai but ? Ou bien une succession d’émotions de plus en plus fortes, douces, transcendantes et apparemment incontrôlables ?
Imaginons qu’il n’est pas si difficile de comprendre quels genres de sentiments il faut sembler approuver en faisant l’amour ; reste à savoir comment, par quels moyens, les jeunes, et les plus vieux d’ailleurs, vont convaincre leurs partenaires, et eux-mêmes aussi, qu’ils ressentent, et pour du vrai, ce qu’il faut ressentir, et au bon moment, après telle ou telle caresse et dans telle ou telle position acceptable ?
« Je ne veux plus grimacer des sourires. » Une phrase que, dans une pièce de théâtre, Hélène Cixous a mise dans la bouche d’un roi asiatique politiquement impuissant : Norodom Sihanouk, le roi nominal, symbolique du Cambodge pendant que Pol Pot et les Khmers rouges régnaient. « Je ne veux plus grimacer des sourires. » Je me réjouirais d’entendre une telle phrase prononcée par n’importe laquelle de mes concitoyennes américaines. Dans le contexte de l’exposition du Shunga montée au British Museum, la phrase m’a rappelé que jadis il n’était pas facile d’être une femme, encadrée non seulement dans le lit mais partout où il fallait savoir quel était le sentiment juste et comment le mimer—aux dîners et dans la rue, devant les parents et les enfants, et devant la glace—et comment le faire passer pour vrai, tout en étant en proie à d’autres sentiments peu souhaités puisqu’inutiles.
Evidement pour les visiteurs d’un musée il y a aussi des sentiments—ou des représentations des sentiments—exigés et exclus, acceptables et outrés. A l’exhibition du Shunga, entre les murs de marbre du British Museum en 2013, il semblait que le sentiment exigé avant tout, des hommes comme des femmes, était l’impassibilité.
Avant de quitter ces réflexions, il faut que je souligne que ce texte représente surtout la rencontre d’un moment de ma vie ou d’un de mes états d’esprit avec un moment de la vie du British Museum. Je n’ai pas essayé de décrire l’exposition dans toute son étendue, ni d’équilibrer mes réflexions avec le fait qu’un autre visiteur, ou moi-même si j’avais mangé autre chose avant de venir, aurait pu tirer d’autres conclusions. J’ai l’impression plutôt qu’il y avait deux ou trois œuvres, ou peut-être juste une, qui ont sollicité et inspiré ma réaction. A noter aussi qu’un lecteur (ou plusieurs) pourrait protester que mon analyse est un peu ringarde, ou qu’elle sent le sexisme. Il y en aura peut-être pour se joindre à moi et à Faulkner pour dire que le passé n’est même pas passé. Le faire-semblant japonais d’autrefois se rejoue, et sans modifications importantes, dans les lits, salons, rues et bureaux de nos vies actuelles—à Londres et à Paris comme à New York et Tokyo.
Liens
For an English-language version (and further elaboration) of these thoughts; see On Shunga and learning how to feel what when.
Le texte ci-dessus est à lire en parallèle avec « Balthus at the MET ».
Parmi les critiques de l’exposition : « British Museum dares to bare with adults-only art display », Charlotte Higgins, The Guardian, 1er octobre 2013.
Google Images et ses concurrents ne rougissent pas d’étaler des reproductions des œuvres Shunga. L’image tout en haut de cet essai vient d’une version du catalogue de l’exposition, signé Timothy Clark, C. Andrew Gerstle et Aki Ishigami (Brill/Hotei Publishing, 2013). Un autre livre récent : Shunga: Erotic Art in Japan, by Rosina Buckland (Overlook Hardcover, 2013): Shunga: Erotic Art in Japan (French Edition). Sur le blog de Siobhan G. Rodriquez, une jeune photographe, on peut trouver un montage de clichés pris à l’exposition.
Hélène Cixous, L’histoire terrible mais inachevee de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge.
Endnote
[*] Les anciens maîtres représentent le machin beaucoup trop grand.. . . S’il était de la taille réelle, il ne susciterait aucun intérêt. N’est-ce pas pour cette raison qu’on dit que l’art est illusion ?
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Le texte en français :