L’inspecteur et sa femme à New York

Une orchidée phalaenopsis blanche; white orchidA little break from the political news. For the English version, just click.

 

Le célèbre inspecteur de police et sa femme visitaient New York, où ils logeaient dans un immeuble, désuet mais confortable, déniché sur airbnb. Un soir, rentrant chez eux après une journée musées et magasins, ils repérèrent sur leur étage une orchidée grande et blanche, un cadeau emballé dans un plastique épais et transparent, avec des nœuds faits de rubans blancs et de papier de soie vert citron. Le tout était posé sur la moquette morne, à côté de la porte de l’appartement à leur droite.

Peu habitué à la tradition new-yorkaise de laisser les colis devant la porte des appartements, l’inspecteur trouvait un peu incongru la présence de cette fleur, blanche comme une aigrette, dans cet espace terne et sans fenêtre. Mais ce n’était pas une scène de crime. La plante semblait en forme et lui et sa femme étaient en vacances.

Mais le lendemain matin l’orchidée était toujours là. Le soir aussi. L’inspecteur demanda à Madame ce qu’elle en pensait.

« Le sort de la plante ne devrait pas trop nous préoccuper », répondit-elle. « Les orchidées sont capables de survivre assez longtemps sans eau et sans soleil. Mais supposons que la destinataire soit en vacances cette semaine. Celui qui voulait lui envoyer une orchidée – qu’il s’agisse d’un amant, d’un membre de sa famille, de son patron peut-être – ne saurait-il pas qu’elle était en vacances ? Je me demande pourquoi la plante a été livrée maintenant, cette semaine ? »

Le surlendemain matin et la soirée suivante, la plante restait là. Et en sortant de l’ascenseur, Monsieur et Madame entendirent les voix de jeunes hommes en train de causer dans l’appartement. « Pourquoi l’un d’eux n’a-t-il pas apporté la plante à l’intérieur? » demanda Madame.

« D’abord, la plante n’a pas été envoyé à l’un d’eux, à moins que l’un d’eux ne s’appelle Ashley Mitchell, le nom indiqué sur l’enveloppe. Supposons qu’il s’agisse de plusieurs personnes qui ne sont pas de la même famille et qui n’ont pas de relations intimes. Dans une telle situation, le fait de devoir partager un espace réduit peut susciter une animosité qui, si elle n’est que le résultat de circonstances fortuites, n’en est pas moins gênante. Et il y a peu de colocataires qui acceptent gentiment le rôle de concierge. »

Le jour suivant, alors qu’elle déposait les restes du repas dans le vide-ordures, Madame regarda de nouveau la plante – un cadeau industriel – fière de sa pureté, de son autonomie et de sa svelte taille, mais, quand même, toute seule, abandonnée. Il y avait une petite enveloppe blanche agrafée au plastique, promettant des « Care Instructions ». Se disant que, tôt ou tard, la plante aurait besoin de soins, Madame souleva délicatement le rabat, s’attendant à découvrir une carte avec des instructions. Mais si une telle carte s’y trouvait auparavant, elle n’y était plus à présent. L’enveloppe était vide !

Son regard descendit jusqu’à la deuxième enveloppe, plus grande, à moitié cachée sous le papier de soie qui entourait le pot. Sur cette enveloppe, il y avait toujours le nom d’Ashley Mitchell, mais le papier était froissé, comme si quelqu’un l’avait déjà ouverte.

my-micro-ny-apartment-building_narchitects_new-york_dezeenDe retour dans l’appartement, elle trouva son mari assis dans le coin-repas, sirotant paisiblement le Nescafé qu’elle lui avait préparé et le nouvel iPad que sa sœur lui avait offert pour son anniversaire et qui lui permettait de lire Le Monde dans son squat new-yorkais. « As-tu constaté, Monsieur », demanda Madame, « la condition des enveloppes ? »

« Je l’ai constatée », dit-il, « et j’ai suffisamment effleuré l’enveloppe pour m’assurer qu’elle ne contient aucune carte. »

« Quelqu’un – Mlle Mitchell (d’après toi) ? – a donc dû retirer la carte et, vraisemblablement, la lire. Ce serait donc la lecture de la carte qui l’aurait décidée à laisser la plante devant la porte ? »

« Que la carte ait été retirée est presque certain. Qu’elle a été lue très probable. Quant à savoir si c’est à cause de cela que la plante est restée devant la porte… Il y a, je crois, une expression américaine qui dit : « Your guess is as good as mine. » (Votre avis vaut le mien.)

C’était une belle journée de l’automne new-yorkais, et ils décidèrent de déjeuner au petit restaurant qui donne sur le jardin de sculptures du Musée de l’Art Moderne. Auparavant, ils avaient passé une demi-heure à une exposition montrant de vieux clichés de jeunes nantis américains, à moitié nus, à moitiés cuits, faisant semblant d’être plus durs et plus aliénés qu’ils ne l’étaient. À leur grand amusement, ils découvrirent, une fois à table, que ces clichés, nonobstant leur célébrité, n’avaient pas chassé l’orchidée de leurs pensées.

« Combien penses-tu qu’une telle plante a pu coûter ? » demanda Madame.

« Une orchidée phalaenopsis blanche, « difficile à prononcer, mais facile à aimer, sa beauté gracieuse ajoute de l’élégance à n’importe quel décor » ? J’ai fait des recherches. « Les feuilles d’un vert éclatant complètent la tige longue et délicate et les fleurs en forme d’aile. Joliment mise dans un pot chic ou un cube en verre par nos fleuristes experts… » Cinquante bucks. »

« Et peut-on retourner un tel cadeau, si on ne veut pas l’accepter ? »

« Crois-moi, j’étais sur le point de demander à Lucas de se pencher sur la question quand je me suis rendu compte que nous n’étions pas à Paris, et qu’il n’y a pas, jusqu’ici, de cadavre. »

« Et donc, si quelqu’un t’envoyait une fleur que tu ne voulais pas, ou si tu ne voulais pas accepter un cadeau de cette personne, que ferais-tu de la plante ? », demanda Madame.

« Il me faudrait identifier quelqu’un qui serait content de la prendre. »

modern-apartment-entry-doors-modern-front-doors« Se pourrait-il que tu laisserais la plante devant ta porte ? »

« Abandonnée à sa mort ? »

« Oui, par exemple. »

« Il se peut que j’aie été trop paresseux ou trop pressé pour me préoccuper du sort de cet objet, ou trop mécontent de ce fait, de ce cadeau, ou tout cela à la fois. »

« Ou bien », répondit Madame, « tu pourrais être en quête d’un moyen de signaler votre mécontentement. »

« Pourrais-tu être plus précise ? »

« Eh bien, voici ce qui m’est venu à l’esprit. Supposons qu’il y ait eu quelque chose – un différend, une tentative de séduction, une nuit blanche passée ensemble – entre l’un des garçons dans la pièce près de la porte et Mlle Ashley, qui, on peut l’imaginer, a sa chambre plus au fond. »

« Commander l’orchidée aurait donc pu être un moyen de présenter ses excuses or de poursuivre la séduction. »

« Et elle, de son côté, adresse un message en laissant la plante mourir de soif dans le vestibule. »

« Une hypothèse certainement plausible. »

« Autrement, pourquoi ne pas simplement jeter la plante dans le vide-ordures ? En plus, si elle exprime son refus en laissant la plante sur le palier, cette démonstration ne peut être destinée qu’à quelqu’un qui vit dans l’un des appartements de notre étage. Quelqu’un qui remarquera un objet qu’on y aurait laissé. »

« Une personne avec qui Mlle Mitchell partage son propre appartement ou quelqu’un qui loge dans l’un des six autres appartements. Sans prendre en compte le nôtre, bien sûr. »

« Qu’en penses-tu ? », demanda Madame en souriant. « Affaire résolue ? »

L’inspecteur sourit à son tour. « Tout ceci est fort possible, ma chère, mais il est également possible que votre analyse ne tienne pas compte des vies et du comportement des jeunes New-yorkais. De toute évidence, les jeunes ici travaillent de longues heures, souvent le week-end inclus, et ce qu’il leur reste de temps libre est dédié à l’entraînement physique, aux boîtes de nuit et au sommeil. Même un acte aussi simple que l’arrosage d’une plante ou sa mise au rebut demande du temps et de l’énergie dont ils n’ont pas été dotés. Par ailleurs, j’ai constaté – et on pourrait imaginer que ce fait est lié au surmenage – qu’il manque aux jeunes de cette génération une certaine finesse ou civilité. Leur façon de dire « non » ou « non merci » – « J’aurais préféré ne pas recevoir cette fleur que je ne saurais garder » – consiste à ne rien dire, à ne transmettre aucune réponse. Apparemment, les journaux américains parlent beaucoup du « non » qui pour les jeunes signifie « je ne veux pas » lors de rencontres sexuelles. Pourtant, j’ai plutôt l’impression que dans ce pays, comme dans le nôtre, c’est le silence qui signifie le « non » ou le manque d’intérêt. Et ici, l’opposition la plus importante au système politique, à cette démocratie vénérable, est exprimée par la fait qu’un grand nombre de citoyens, les jeunes tout comme les pauvres, ne se rend pas aux urnes. »

employees-of-4-js-associates-lead-a-tour-of-the-world-trade-center-site-to-view-plumbing-work-for-the-fountainsLe lendemain, Madame emporta la plante dans leur appartement, après avoir glissé sous la porte des voisins une brève note explicative, adressée à Mlle Mitchell.

« Je me demande toujours si tu as considéré ce sujet sous tous ses angles » dit l’inspecteur. « Inter alia, il est prévu que nous prenions l’avion demain soir. Supposons que Mlle Mitchell soit elle-même en vacances – à Paris, par exemple. Que devient la plante entre le départ des Parisiens et le retour de la francophile ? »

« Et que feront les Martiens si nous sommes tous à la messe ? » Vivre avec quelqu’un de tellement sérieux et cartésien n’était pas toujours de tout repos, et Monsieur, pas plus qu’elle, n’avait gardé la taille fine de sa jeunesse. Mais, pour tout potage, elle était satisfaite de son choix.

Ils partirent au World Trade Center voir le mémorial, et la visite déclencha une longue discussion sur le rôle de l’administration Bush dans les événements du 11 septembre et sur sa façon d’induire en erreur le peuple américain à propos des responsables de la destruction des bâtiments et de la perte de vies. Ce ne fut qu’au milieu de l’après-midi qu’ils rentrèrent chez eux. Attachée à la porte de l’appartement, ils découvrirent une feuille mauve sur laquelle les mots suivants avaient été hâtivement écrits :

Hi Neighbors!

I was returning the arrangement as it was the wrong color and size. It was in the hallway waiting to be picked up by the flower company. If you could place it back outside that would be great as they will be coming back. Thanks!!

Bonjour Voisins !

Je comptais retourner cette fleur car ni la couleur ni la taille ne me convenaient. Elle était dans le vestibule pour que la fleuriste puisse la reprendre. Ce serait super si vous pouviez la remettre devant ma porte car quelqu’un va passer la récupérer. Un grand merci !!

avion-air-france-dans-les-nuagesLa pauvre orchidée. Au cours des semaines qui allaient suivre la visite de l’inspecteur et sa femme, il allait lui falloir apprécier, dans sa sève de plus en plus sèche, que les communications des gens comme Mlle Mitchell sont souvent plus gentilles qu’honnêtes. Pas de fleuriste et pas d’eau. Quand finalement quelqu’un viendrait s’occuper d’elle, ce ne serait que pour la jeter dans le vide-ordures.

Mais avant cette descente, l’inspecteur, ayant lu le mot d’Ashley, avait résolu le mystère à l’ancienne et à la française. Avec un sourire, il dit à sa femme : « Nous devrons remercier Mlle Mitchell d’avoir approfondi notre compréhension des significations silencieuses des jeunes américains. Il nous a été révélé que dans des circonstances délicates, le silence peut vouloir dire, « ne touche, s’il te plaît, ni à mes hanches, ni à ma fleur ». Mais plus généralement, il signifie tu as mal compris ce que sous-tend mon comportement. »

« Mais », protesta Madame, « ça c’est quand quelqu’un présume ou propose un lien que l’autre, le bientôt silencieux, rejette ou ne veut pas reconnaître. Tandis que nous, ou moi en tout cas… »

L’inspecteur avait pris le bras de sa femme. « Nous, dit-il, nous allons retourner en France. »

— William Eaton


William Eaton is the Editor of Zeteo. A collection of his essays, Surviving the Twenty-First Century, was published in 2015 by Serving House Books. A second volume, Art, Sex, Politics, is forthcoming—2017. Une autre de ses productions bilingue : “It was fun!” (Je me suis bien amusée !). Pour encore de la satire, mais uniquement en anglais : The American Flag is at Half-Mast Today, ou bien Carol, Rooney! Smoking? Gun. Pour ses explorations des traductions, vers le français, de la poésie, voir, par example, Translating Dickinson, Poetry as Conversation, et Dylan, Nobel, Paris, Chimes Flashing. Some readers may also find of interest Beyond Malcolm and Garnett: The Possibilities and Limitations of Translation, The Quarterly Conversation, Issue 46 (December 2016).

Un grand merci à Noëlle qui a amélioré le français et, par-là, l’histoire que vous venez de lire.

 

Cliquez pour pdf du texte en français :

L’inspecteur et sa femme à New York

4 comments

      • Thanks To you Bill. Je suis monsieur. Je me lance dans l’écriture et je prépare actuellement une courte nouvelle (encore en brouillon). À très bientôt.

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